Posté à 17h00

“Elle n’était pas dupe”

La lettre de licenciement de Sylvie Bellemare est dure et sans appel. Les mots sont implacables. “Comportement religieux et raciste…” “Violation grave…” “Nous ne pouvons pas tolérer…” Le CISSS de Lanaudière accuse l’infirmière du CLSC de Joliette d’avoir « tenu des propos racistes, partiaux et déplacés » à Jocelyne Ottawa, une patiente Atikamekw de Manawan. “Il est tout à fait inacceptable qu’un membre du personnel qui prodigue des soins aux usagers les discrimine et les ridiculise”, indique la lettre du 18 mars 2021, six jours après les faits. À cette époque, le CISSS était félicité pour sa rigueur et sa rapidité exemplaires. Un an plus tard, l’établissement avoue s’être trompé : Sylvie Bellemare n’a montré aucun sarcasme. “J’avoue aujourd’hui, après huit jours d’audiences, que l’intention n’y était pas”, a reconnu l’avocat du CISSS François-Nicolas Fleury le 26 mai devant la Cour d’arbitrage. La preuve a démontré que Sylvie Bellemare s’est exprimée spontanément, naïvement, sans réfléchir, mais n’a jamais voulu insulter ou intimider Mme Ottawa. François-Nicolas Fleury, avocat du CISSS de Lanaudière Une collègue de Mme Bellemare, Julie Duchemin, a été congédiée après l’incident. “Je ne peux pas dire que [les deux infirmières] elle s’est moquée de madame, qui s’est moquée, elle a reconnu l’avocat. Nous savons que cela ne s’est pas produit. » Mais alors, que s’est-il passé exactement ? La Presse a reconstitué le fil des événements à partir des témoignages entendus lors de l’audience de huit jours de la Cour d’arbitrage chargée d’entendre la plainte de Sylvie Bellemare, qui conteste son congédiement. Le CISSS prétend qu’il a eu raison de congédier malgré tout son employé. La décision de l’arbitre Dominique-Anne Roy est attendue à l’été.

Infirmières modèles

Julie Duchemin a dit oui immédiatement. L’infirmière était excitée. Enthousiaste, comme d’habitude. C’était dans sa nature. Son patron du CLSC de Joliette venait de lui demander de prendre en charge un projet pilote pour offrir des soins de proximité aux femmes autochtones. Julie Duchemin n’a pas hésité : « Oui ! Je les aime, les indigènes ! » C’était début mars 2021. Deux semaines avant que le monde de Julie Duchemin ne s’effondre. Le CISSS de Lanaudière peinait à se remettre de la crise provoquée par la mort de Joyce Echaquan sous des insultes racistes six mois plus tôt. La fondation était déterminée à faire mieux pour la communauté atikamekw de Manawan. Pour la restauration de ponts. Ces soins de proximité étaient une façon de le faire. Et Julie Duchemin était l’infirmière parfaite pour mener le projet. Vingt-cinq ans d’activité. Un voyage parfait. Un dévouement sincère envers ses patients. Bonne humeur inébranlable. Eh bien… presque tout. Vendredi 12 mars 2021. Au CLSC de Joliette, les infirmières font le point sur les soins qu’elles doivent prodiguer en après-midi. Julie Duchemin propose de changer un pansement VAC. C’est un traitement complexe, qui nécessite une bonne connaissance de la machine : une pompe automatisée qui absorbe les sécrétions d’une plaie pour accélérer la cicatrisation. Sylvie Bellemare, infirmière clinicienne, propose son aide. Il n’y en aura pas trop. Employée du CISSS depuis 20 ans, Sylvie Bellemare traite régulièrement des patients Atikamekw. Faites toujours bien. À tel point qu’ils l’abordent comme point focal de l’infirmière clinicienne au Centre d’amitié autochtone de Lanaudière. Ses collègues la qualifient de professionnelle, chaleureuse et parfois naïve. Il y a douze jours, Sylvie Bellemare a participé à un séminaire de formation en ligne sur les réalités autochtones. Cette présentation de trois heures, obligatoire pour les 14 000 employés du CISSS, fait partie des mesures annoncées pour rassurer les patients Atikamekw. Lors de la formation, la psychologue Sylvie Roy invite les employés à « présenter quelque chose qui crée une approche, une proximité » avec leurs patients autochtones. Il affirme que « les Atikamekw sont toujours prêts à rire, à taquiner, à plaisanter. Très efficace “. Il dit que l’utilisation de surnoms est “très courante chez les Premières Nations” et que les Aborigènes sont appelés différemment “selon le son de [leur] ονομ. ». Tout cela est encore frais dans la tête de Sylvie Bellemare, maintenant qu’elle a un patient Atikamekw à soigner. Elle se sent prête à appliquer ces enseignements. Jocelyne Ottawa arrive au CLSC avec dix minutes de retard. Elle se déplace difficilement, à l’aide d’un déambulateur, une blessure douloureuse à la plante du pied gauche. Sylvie Bellemare l’installe dans la chambre 6, près de l’entrée, pour l’empêcher de marcher trop loin. PHOTO DE LA PAGE GILBERTE DUBÉ SUR FACEBOOK Jocelyne Ottawa, Manawan Avocate Sylvie Bellemare et Julie Duchemin sont placées sur les jambes du brancard pour dénouer le pansement. La plaie est “trempée”, ridée, comme lorsque la peau est longuement trempée dans un bain chaud. Ce n’est pas normal. Les deux infirmières sont inquiètes. Vous vous interrogez sur les performances de la pompe. Sylvie Bellemare nettoie la plaie. Au bout d’un moment, Julie Duchemin se place à la tête de la civière et pose sa main sur l’épaule de Jocelyne Ottawa. “On ne te parle pas beaucoup, n’est-ce pas ?” Ce ne sera pas long, très long. Nous nous concentrons sur votre blessure. » C’est exact, répond Jocelyne Ottawa. Les yeux fixés sur son téléphone portable, elle ne s’intéresse pas aux conversations des deux infirmières. Julie Duchemin lui demande si elle souffre. elle répond non. En fait, elle souffre et n’a qu’une envie : retourner dans la maison qui l’héberge à Joliette, au temps de la guérison, pour reposer en paix. Les deux infirmières reprennent le travail. Ils décident de faire un nouveau pansement. Par eux-mêmes, ils n’ont pratiquement aucune interaction avec Jocelyne Ottawa. Et c’est là que Sylvie Bellemare se souvient de sa formation en ligne. Montrez de l’intérêt pour le patient. Êtes-vous intéressé par leur culture? Faites-le rire. Il se souvient aussi d’un patient Atikamewk qui est venu au CLSC pour soigner des plaies il y a deux ou trois ans et qui chantait pendant le traitement comme pour soulager la douleur. Alors Sylvie Bellemare dit joyeusement au patient : « Chante-nous une chanson chez Atikamewk ! Elle est si belle, cette langue… “Je ne connais personne”, répond Jocelyne Ottawa. « Pas même au clair de lune ? – Non. » Après une cinquantaine de minutes et quelques sueurs froides dues à une batterie déchargée et une pompe qui ne fonctionnait pas, les deux infirmières ont fini de panser VAC. Julie Duchemin s’assoit pour remplir les papiers et écoute un instantané. Assise sur la civière, Jocelyne Ottawa a laissé tomber son téléphone portable. Julie Duchemin ramasse l’appareil et place le déambulateur devant la civière pour permettre au patient de se mettre debout. “Ne cherche pas ton portable, il est tombé”, lui dit-elle. Je te le donnerai quand tu seras stable sur tes pieds. » Jocelyne Ottawa ne répond pas. En apposant une vignette sur le dossier de Mme Ottawa, Sylvie Bellemare découvre que son prénom est Jocelyne. Encore une fois, il se souvient de la formation : les surnoms fréquents, selon le son.